Ben Gourion et le fait religieux dans l’état d’Israël
Lorsque le sionisme est apparu au xix siècle, la grande majorité des rabbins, des Sages de la Torah, s’y est violemment opposé. En créant le mouvement Agoudat Israël (Union d’Israël) en 1902, ceux que l’on allait appeler les ultra-orthodoxes ont réitéré leur antisionisme absolu et leur hostilité à la création d’un État juif en Palestine (pour des raisons purement théologiques, la Rédemption ne pouvant être programmée que par Dieu seul, et non par les juifs eux-mêmes, surtout pas par des juifs non religieux).
Les rabbins ultra-orthodoxes contre le sionisme
Telle fut la position fondamentale des ultra-orthodoxes, pratiquement jusqu’à la création d’Israël en 1948. Certes, depuis les années 1930, les relations qu’entretenaient les « hommes en noir » avec les institutions sionistes avaient commencé à évoluer. Il faut le dire clairement : jamais les courants juifs ultrareligieux n’ont adopté l’idéologie sioniste, jamais ils ne se sont ralliés à l’idée « messianique » d’un État juif véhiculée par les rabbins « sionistes religieux ». Mais l’avènement du nazisme, la violence déclenchée par les Arabes de Palestine à partir du milieu des années 1930 (violence qui a nécessité des mesures de défense communes à toute la communauté juive du pays), et surtout la Shoah ont contribué à modifier peu à peu l’attitude des milieux de l’Agoudat Israël. Sur un plan purement pratique, ce mouvement s’est mis à collaborer avec les institutions pré-étatiques de la Palestine juive. Et lorsque les Britanniques ont décidé de quitter la Palestine et de remettre l’avenir de ce territoire à la décision de l’ONU (1947), le problème de l’intégration des juifs strictement observants au nouvel État s’est posé avec une acuité croissante. Un État juif, certes, mais de quel type et avec quel contenu ? Comment cet État pourrait-il être, à la fois, un État démocratique et moderne et un État où les contraintes religieuses seraient respectées au niveau collectif ? Comment un tel État pourrait-il à la fois dépendre d’un régime parlementaire et de coalitions politiques mouvantes, et respecter « éternellement » les principes religieux ? Comment l’État juif pourrait-il à la fois être séculier et ne pas respecter la séparation de la religion et de l’espace public ?
Ben Gourion, la religion et l’État
En 1947, comme pour toutes les autres grandes questions posées par la création du futur État juif, c’est à David Ben Gourion qu’il appartenait de trancher. En effet à cette époque, non seulement il était le chef incontesté du parti dominant, le Mapai (Parti Ouvrier d’Eretz-Israel), mais il jouissait d’une position absolument primordiale dans toutes les institutions sionistes. Si Théodore Herzl avait été le « visionnaire », celui qui avait pensé l’État des juifs, Ben Gourion a réellement été le « père fondateur », celui qui a réalisé le rêve. Or il faut comprendre ce qu’était sa conception fondamentale de l’État. Certes, Ben Gourion, grand érudit, grand connaisseur de la tradition juive et tout particulièrement de la Bible, était un laïc non observant, un juif qui ne pratiquait pas les mitzvot et n’obéissait pas aux rabbins. Mais sa conception était que le nouvel État devait absolument respecter sa propre hétérogénéité, ne rejeter aucun groupe, aucune catégorie de citoyens, englober tous ses habitants et représenter toutes les identités israéliennes sans exception. Il a donc voulu que les juifs ultra-orthodoxes, même avec leur mode de vie radicalement différent et même s’ils avaient combattu l’idée d’un État juif, s’y rallient officiellement et y trouvent leur place, y compris à la Knesset et au gouvernement. Dans un tout autre domaine, cette conception de l’État explique que Ben Gourion ait tenu à donner immédiatement la citoyenneté israélienne à tous les Arabes restés dans le pays après la guerre d’Indépendance et qu’il ait toléré leurs partis antisionistes : selon sa conception, l’État d’Israël devait « appartenir » à tous ses habitants.
C’est la raison pour laquelle le 19 juin 1947, un peu moins d’un an avant la proclamation de l’État, Ben Gourion a adressé une longue lettre aux grands rabbins, dirigeants de l’Agoudat Israël. Ce document fondait pour de longues années les relations entre la religion et le futur État. Il y affirmait son intention de : garantir l’exclusivité des tribunaux rabbiniques (orthodoxes) en matière de statut personnel (mariage, divorce, paternité, etc.). Dans tous ces domaines, qui sont partout ailleurs dans le monde démocratique du strict ressort de l’État, les rabbins orthodoxes et eux seuls trancheraient selon la Halakha, la loi religieuse ;
faire en sorte que le shabbat et toutes les fêtes juives traditionnelles soient reconnus officiellement comme jours de repos et soient strictement respectés par la collectivité publique ;
garantir le respect des lois alimentaires (la kashrut) dans toutes les institutions publiques (ministères, écoles, armée, etc.) dépendant de l’État ou des collectivités publiques ;
préserver l’indépendance absolue du système d’éducation ultra-orthodoxe : celui-ci resterait entièrement libre d’enseigner ce qu’il voudrait, comme il voudrait, avec les méthodes et les maîtres de son choix.
Un grand débat s’instaura alors en Israël, sur la portée de ce document, et la controverse n’a jamais cessé depuis. Ce texte a été appelé « la lettre du statu quo » (car il était – faussement – censé représenter exactement l’état des lieux avant la création de l’État) et a été brandi par les uns et les autres, soit comme la cause de tous les maux d’Israël, soit comme un oriflamme ou un phare indiquant la route à suivre. En réalité, la « lettre » représentait un « arrangement » pragmatique, qui était à l’époque pas trop insupportable pour le camp laïc et pas trop intolérable pour le camp religieux. Ben Gourion s’engagea personnellement à l’égard des rabbins, mais il était évident que dès que l’État serait créé, un parlement mis en place et des élections organisées, chaque camp essaierait d’avancer ses positions et de faire reculer celles de l’autre. On pourrait appeler cela un « statu quo mouvant », de véritables lignes de front étant prêtes à fluctuer. En l’absence de toute Constitution écrite dans l’État d’Israël (les religieux ont refusé qu’il y en ait une), le rapport de forces politique, électoral, sociologique et démographiques) serait le facteur déterminant d’éventuels changements du statu quo.
Il faut bien comprendre que les « promesses » de Ben Gourion allaient extrêmement loin et avaient de quoi choquer laïques et démocrates. Il n’y aurait donc ni mariage civil, ni divorce civil dans l’État d’Israël… Que pourraient faire ceux qui refuseraient, par conviction laïque, de se marier devant un rabbin sous le dais dans une cérémonie religieuse, qui voudraient conclure un mariage inter-religieux (juif-chrétienne, musulman-juive, etc.), ou encore épouser quelqu’un que, d’après les lois traditionnelles, il n’est pas en droit d’épouser, comme un Cohen (descendant des prêtres du Temple) avec une divorcée, ou encore un bâtard ? Ils seraient obligés de se marier à l’étranger. Du fait des conventions internationales signées par Israël, l’État juif est quand même obligé de reconnaître et enregistrer les mariages effectués par des autorités étrangères. Là où l’ouverture de commerces était interdite le jour du Shabbat avant la création de l’État (comme à Jérusalem), il serait interdit d’ouvrir le vendredi soir et le samedi le moindre café, le moindre restaurant ou cinéma. Quant au système d’éducation ultra-orthodoxe, purement centré sur l’étude des textes sacrés dès le plus jeune âge et ne comportant l’enseignement d’aucune matière profane (hébreu moderne, anglais, mathématiques…), il resterait totalement hors du contrôle de l’État, mais recevrait bien évidemment les mêmes subventions que les autres institutions éducatives.
Comme si ces engagements ne suffisaient pas, Ben Gourion promit aussi à l’Agoudat Israël que les jeunes religieux étudiant dans les yeshivot seraient entièrement exemptés de service militaire ou civil. À l’époque, cette exemption choquait déjà, mais pas de façon excessive car dans la réalité démographique de 1948, elle ne concernait que quelques centaines voire quelques milliers de jeunes. Cependant, alors que tous les autres jeunes gens âgés de 18 ans feraient trois années de service militaire, les jeunes ultrareligieux en seraient totalement dispensés et pourraient étudier, voire commencer très tôt à fonder une famille et à travailler.
Les raisons du maintien du statu quo jusqu’aux élections de 2013
Pour quelle raison aucun gouvernement israélien jusqu’en 2013, n’a-t-il jamais vraiment remis en question les engagements du statu quo ? La réponse est très simple. La population religieuse d’Israël s’est très tôt organisée en partis politiques : Agoudat Israël (aujourd’hui divisé entre Judaïsme de la Torah, et Shas) et Mizrahi (devenu en 1956 le Parti National Religieux (PNR) et appelé aujourd’hui « La Maison juive »). Or le système électoral israélien fondé sur la représentation proportionnelle intégrale, sans aucun découpage du pays en circonscriptions de vote et avec un très faible seuil de représentation, a provoqué un extraordinaire morcellement des factions représentées à la Knesset et un pluralisme partisan exacerbé. Alors que les juifs pratiquants sont restés absolument unis derrière leurs partis religieux, les laïcs se sont scindés en une multitude de partis de gauche, de droite ou du centre. Le résultat de ce système politique a été qu’aucun des grands partis israéliens, Travaillistes (gauche), Likoud (droite), ou plus récemment Kaddima (centre) n’a jamais été capable d’obtenir seul une majorité de sièges à la Knesset, majorité qui lui aurait permis de gouverner et de changer la situation. Les grands partis majoritairement laïques ont toujours été obligés, pour constituer une coalition gouvernementale, de solliciter l’appui des petits partis religieux. Ceux-ci ont toujours fait du respect du statu quo une condition sine qua non de leur participation au gouvernement. En un mot : sans statu quo, pas de soutien des partis religieux, et sans partis religieux, pas de gouvernement. Étonnamment, les grands partis laïques n’ont jamais osé se passer entièrement de l’appoint des partis religieux (même lorsqu’ils ont constitué, pour un temps, une « grande coalition » Likoud-Travaillistes). Les partis religieux ont toujours exigé le maintien strict et absolu des engagements de Ben Gourion de 1947.
Mais le système électoral israélien n’est pas le seul « responsable » de la poursuite de ce curieux statu quo. Le changement de la composition démographique et sociologique de la population israélienne a également joué un rôle très important. En effet, dès la création de l’État en 1948, et durant toutes les années 1950, sont arrivés en Israël des centaines de milliers d’immigrants en provenance des pays arabes : c’est ce que l’on a appelé « l’immigration massive ». Or ces juifs séfarades ou « orientaux » (en hébreu edot hamizrah’, c’est-à-dire les communautés d’Orient), même s’ils n’étaient pas tous très pratiquants, étaient très fortement attachés aux traditions et aux rites. Pour eux, les rabbins restaient des personnages importants, des sages et des hommes de bien qui devaient être respectés. Et la plupart de ces immigrants, même lorsqu’ils n’étaient pas très observants, ont continué à pratiquer, dans une certaine mesure, les Commandements les plus importants : les prières à la synagogue et le repos du shabbat, les fêtes juives, les lois alimentaires, etc. À côté de cette ensemble de juifs plus ou moins « traditionnels », se trouvait un nombre non négligeable d’immigrants de stricte observance, comme les juifs yéménites, qui ont rapidement été « récupérés », politiquement et socialement par le monde haredi et par l’Agoudat Israël. C’est dire qu’à l’exception d’une petite frange de juifs orientaux laïques, (il y en avait, comme par exemple, les juifs communistes irakiens) ces immigrants étaient dans l’ensemble d’accord avec le maintien du statu quo. Pour eux, un mariage juif doit être béni religieusement par le rabbin sous la houppa ; on doit s’abstenir autant que possible de travailler le shabbat ; les lois alimentaires doivent être respectées dans les grandes lignes ; le seul judaïsme convenable est le judaïsme orthodoxe. En d’autres termes, un État qui se dit « juif » doit être respectueux des traditions. C’est un fait sociologique extrêmement important, qu’il faut toujours avoir en tête au sujet d’Israël : malgré sa modernité technologique, le high-tech, le niveau de sa recherche, etc. la société israélienne est restée largement traditionnelle.
Aujourd’hui, en 2013, les sionistes religieux représentent environ 20 % de la population israélienne, contre 6 à 8 % pour les ultra-orthodoxes. Pour ces derniers, l’évaluation est assez facile puisque, à la question de leur appartenance, ils n’hésitent pas à se qualifier de haredi (craignants-Dieu). Pour ce qui est des sionistes religieux, l’évaluation est beaucoup moins précise, mais c’est un fait qu’un quart environ des juifs israéliens se définissent comme « orthodoxes » dans leur pratique religieuse. Par ailleurs, il faut rappeler qu’environ 40 % de la population se disent volontiers « traditionnels » (massortiim), ce qui signifie qu’ils observent peu ou prou quelques Commandements parmi ceux que les juifs pieux pratiquent. Ces juifs traditionnels (en très grande majorité des séfarades) mangent kasher, respectent en partie le shabbat, vont à la synagogue le samedi et les jours de fêtes, etc. On les représente volontiers en Israël comme des personnes qui, le shabbat, vont prier à la synagogue et font la prière sur le vin (le kiddouch) à la maison, mais regardent la télévision et prennent leur voiture dans l’après-midi du jour sacré, pour assister aux matchs de football… L’intensité de leur pratique est extrêmement variable, depuis ceux qui n’observent presque rien, jusqu’à ceux qui pratiquent beaucoup, à la limite de l’orthodoxie.
Le dénominateur commun de presque tous ces juifs pratiquants et ultrareligieux, comme de la plupart des juifs traditionnels, est qu’ils veulent préserver le rôle des règles religieuses dans l’État d’Israël, le fameux statu quo et empêcher la laïcisation de l’État et de la société. Plus qu’un État « pratiquant » (medinat halakha), ils veulent un État « imprégné » des valeurs traditionnelles. Quelques personnalités religieuses se prononcent toujours en faveur de la séparation de la religion et de l’État, mais elles sont extrêmement peu nombreuses. Certaines demandent cette séparation au nom des valeurs démocratiques, d’autres parce qu’elles pensent que la politique corrompt nécessairement la religion lorsque les deux sont mêlées. D’un point de vue sociologique et réaliste, les chances qu’une telle séparation rigide « à la française » ait lieu dans l’État d’Israël d’aujourd’hui sont quasi inexistantes.
Cela étant, un certain nombre de « problèmes » religieux pressants divisent de plus en plus la société israélienne, et au cours des dernières années ce statu quo qui était autrefois considéré comme dormant, « acquis », voire éternel, s’est trouvé remis en question par les milieux laïques, voire même par les milieux légèrement traditionnels. Aux élections de janvier 2013, le fait qu’un parti laïque demandant le changement (au moins partiel) du statu quo ait obtenu un tel succès (le parti Yech Atid du journaliste Yair Lapide a obtenu 19 sièges) est très révélateur de l’irritation croissante du grand public à l’égard des ultra-orthodoxes.
Critique du poids des partis religieux dans le jeu politique israélien
La société israélienne est confrontée aujourd’hui à de très grandes difficultés d’ordre économique et social, ainsi que dans le domaine de la politique extérieure (vis-à-vis des Palestiniens et du monde arabe, et la question iranienne). Ces problèmes n’ont pas de contenu proprement « religieux » et mettent aux prises les grands partis de droite, de gauche et du centre. Dans le domaine économique, Israël doit arbitrer entre les méthodes du capitalisme, voire du capitalisme sauvage, et celles de la social-démocratie. Faut-il privatiser, ou rendre certains secteurs à la puissance publique ? Faut-il laisser les grandes sociétés du pays prospérer sans retenue ou briser les monopoles ? Dans le domaine social, les choix sont très clairs entre un libéralisme économique débridé qui crée des disparités sociales intolérables entre riches et pauvres (Israël est en première place dans le monde industrialisé du point de vue des écarts sociaux), et le retour au welfare-state et à la solidarité sociale qui caractérisait autrefois l’État d’Israël. Quant aux territoires occupés de Cisjordanie et au processus de paix avec les Palestiniens, un débat fondamental est engagé entre la gauche et la droite israéliennes sur les notions de compromis, de partage, et sur la solution des « deux États pour deux peuples ». Quant à l’Iran, la question d’une attaque militaire des installations nucléaires est posée.
Or, du fait de ce système politique israélien, aucune coalition de droite, du centre ou de gauche n’était possible, jusqu’à aujourd’hui, sans l’appoint des partis religieux. Cette situation a donné un poids disproportionné aux petits partis religieux Maison Juive, Judaïsme de la Thora et Shas. Ces trois partis déterminent leur choix de coalition, et donc la politique du pays, selon des critères sectoriels qui n’ont rien à voir avec les grandes questions posées : qui va nous donner le plus de subventions ? Qui va garantir la pérennité du statu quo ? Qui va nous laisser faire ce que nous voulons en matière d’éducation ? Qui va nous donner les portefeuilles les plus favorables à nos ouailles ?, etc.
La question du changement de système politique est donc devenue de plus en plus brûlante. Jusqu’à présent, chaque parti laïque l’inscrivait à son ordre du jour à l’approche des élections, mais n’osait plus rien faire ensuite lorsqu’il s’agissait de négocier une coalition. Même le parti « russe » d’Avigdor Lieberman, qui représente une population ultralaïque (voire en partie non juive) très intéressée par la sécularisation de l’État, n’a pas osé demander la réalisation de ses promesses électorales. Pourtant, ce problème devient de plus en plus pressant : faut-il élever le seuil de représentation et de combien ? Faut-il passer à un système présidentiel ? Faut-il susciter un système bipolaire ou tripolaire à l’européenne (droite, gauche, centre) ?
Critique croissante de l’exemption de service militaire
Ce qui choque certainement le plus aujourd’hui, dans le statu quo hérité des promesses de Ben Gourion en 1947, est la dispense totale de service des jeunes ultra-orthodoxes. Il suffit à ces jeunes gens de 18 ans de se présenter au Centre de Recrutement le jour de leur mobilisation, et de déclarer sur l’honneur « qu’ils se consacrent entièrement à la Thora » (en hébreu : toratam omanoutam), pour être définitivement libérés : pas de service militaire, pas de périodes de réserves, pas de service civil ! Quant aux jeunes filles religieuses, leur dispense d’armée est encore plus facile à obtenir : il leur suffit de déclarer sur l’honneur qu’elles sont pratiquantes, et le tour est joué. Du point de vue de la société religieuse, l’idée que des adolescentes puissent se mêler à des hommes dans des bases militaires, avec tout ce que cette promiscuité implique est inadmissible.
Quelles justifications les ultrareligieux avancent-ils pour se soustraire à la conscription ? Le premier argument avancé, à savoir qu’il est fondamental qu’un certain nombre de jeunes juifs continuent à étudier la Thora et le Talmud jour et nuit, sans interruption, pour garder la flamme de la connaissance et la transmettre aux générations à venir, surtout après la terrible hécatombe des Sages durant la Shoah, n’est plus accepté par la grande majorité de la population. Sans doute faut-il qu’il y ait des érudits de la Torah, mais pourquoi « tous » les jeunes ultrareligieux, qu’ils soient capables ou non d’étudier une page de Talmud, seraient-ils exemptés ? Ensuite, l’idée que les jeunes orthodoxes « se tuent à l’étude », ce qui équivaudrait à se faire tuer sur le champ de bataille (thème récurrent chez les ultra-orthodoxes), est de plus en plus controversée. Quel lien existe-t-il entre celui qui tourne des pages du Talmud dans sa yeshiva ou en bibliothèque, et le soldat qui met sa vie en danger dans un tank ou en combattant le terrorisme ? Quant à l’argument selon lequel il serait difficile à quelqu’un de strictement observant de pratiquer ses rites à l’armée, le fait est que les Forces de défense Tsahal comprennent déjà des unités spécifiquement destinées à ceux qui pratiquent, et que ces unités pourraient être étendues à des milliers de jeunes. Certains objectent aussi que Tsahal ne serait pas en mesure d’intégrer subitement des dizaines et des dizaines de milliers de jeunes orthodoxes. L’armée israélienne, de plus en plus professionnelle, de plus en plus technologique et se servant de méthodes complexes ne pourrait pas, dit-on, intégrer des myriades de jeunes « hommes en noir » sans éducation autre que religieuse, n’ayant jamais exercé d’activité sportive et ne connaissant que les quatre murs de leur maison ou de leur yeshiva… Mais si l’armée ne peut les intégrer d’un coup, on peut très bien imaginer un enrôlement très progressif. Par ailleurs, si un jeune orthodoxe ne veut pas servir dans l’armée à cause de la présence de femmes dans Tsahal, et du « risque de promiscuité », il est très facile de lui offrir un service civil équivalent, « entre hommes », dans lequel le jeune se consacrerait à travailler trois ans par exemple à l’hôpital, dans les écoles masculines des quartiers orthodoxes, ou ailleurs.
Reste l’argument, souvent avancé par les milieux ultrareligieux, selon lequel ils ne sont pas les seuls à échapper à l’armée : non seulement les jeunes arabes sont exemptés, mais un nombre croissant de jeunes laïcs des milieux bourgeois et huppés de Tel-Aviv parviennent à se faire dispenser d’armée sous des motifs futiles, uniquement parce qu’ils ne souhaitent pas « perdre leur temps » à l’armée. Certes cet argument est à entendre. Mais en 2013, la population israélienne n’est plus prête à accepter qu’alors que tout jeune âgé de 18 ans – sauf exception justifiée – doit obligatoirement faire un service militaire de trois ans, ce qui recule d’autant son entrée dans la vie active, des milliers de jeunes ultra-orthodoxes soient automatiquement exemptés de tout service. L’écrasante majorité des Israéliens trouve cette situation injuste, et souhaite y mettre une terme, sous le slogan chivyon banetel (Égalité du Fardeau). Les Israéliens ne sont pas hostiles à ce qu’un petit nombre d’étudiants en académie talmudique, particulièrement doués pour les études juives, soient exemptés, mais ne veulent pas que ce soit la norme pour toute une population.
Jusqu’à récemment une loi « provisoire », la loi Tal avait en fait perpétué l’exemption en attendant qu’une législation définitive intervienne en la matière, ce qui avait permis au gouvernement israélien de repousser la question pour éviter tout heurt avec les partis religieux. Mais la Cour suprême d’Israël a décidé l’annulation de cette loi à partir de 2012, et ordonné au gouvernement de mettre immédiatement en place une nouvelle législation. Cette décision a fait suite au recours de groupes laïques tels que le « Forum pour l’Égalité des Devoirs », qui voulaient que ce dossier mis en veilleuse depuis 10 ans soit rouvert. Il a fallu que s’installent dans le pays des « tentes de la colère », appelées « camps de frayerim » (frayer signifie en yiddish : dupe, pigeon, poire… quelqu’un qui se donne du mal pendant que d’autres se moquent de lui), pour que les choses commencent à bouger.
Au cours des dernières années, les partis ouvertement laïques, tels que Kaddima ou le nouveau parti Yech Atid (Il y a un futur) de Yair Lapide, ont fait de cette question du service « pour tous » leur principal cheval de bataille. Le succès de Yair Lapide aux élections de janvier 2013 et son entrée dans la coalition gouvernementale laissent espérer un changement. Mais peut-on vraiment imaginer un changement « substantiel » ? On peut être sceptique, tant cette question est fondamentale pour les deux partis ultra-orthodoxes Judaïsme de la Thora et Shas qui, rejetés dans l’opposition, menacent de tout mettre à feu et à sang si l’on ose s’attaquer à l’exemption !
Critique du monopole de l’orthodoxie : les courants religieux conservative et reform
Une autre question qui se pose avec de plus en plus d’acuité, est celle de la reconnaissance des courants religieux non orthodoxes. Dans le judaïsme, le terme « orthodoxe » désigne les juifs de stricte observance. En Israël, le rabbinat orthodoxe a le monopole sur tout ce qui concerne les services religieux : mariages, divorces, synagogues, lois alimentaires, bains rituels, etc. et ce, sous l’autorité des deux grands rabbins d’Israël, ashkénaze et séfarade. Les deux courants non orthodoxes, celui qui est intitulé conservative, et le courant libéral ou réformé n’ont pas droit de cité, et ne fonctionnent que comme des associations privées. Le mouvement conservative reconnaît la Loi juive (la Halakha) et la pratique des Commandements, mais il considère que la Loi est « évolutive », et peut être adaptée par les rabbins à la modernité. Dans ses synagogues, les prières sont en partie modifiées ; les hommes et les femmes sont égaux, les familles prient ensemble, il y a des femmes rabbins, etc. Le mouvement libéral est, lui, beaucoup plus extrémiste dans sa réforme des pratiques religieuses. Pour lui la Halakha a fait son temps, elle est devenue archaïque, et les rabbins reform se donnent le droit de changer (de façon actualisée et rationnelle) les pratiques antiques, en vue de les alléger et les moderniser. Il va sans dire que les conservative comme les reform sont totalement rejetés et ostracisés par l’establishment orthodoxe israélien. Leurs rabbins ne sont pas reconnus, leurs célébrations (comme les mariages) ne sont pas avalisées. Lorsqu’un couple veut se faire bénir par un rabbin de ces courants, celui-ci doit être « doublé » par un rabbin orthodoxe.
Or il n’est pas inutile de rappeler qu’aux États-Unis, qui comprennent la plus grande communauté juive en dehors d’Israël, la situation est inverse. La très grande majorité des juifs américains sont affiliés aux mouvements conservative et reform. Cela n’est pas sans poser un problème de taille au gouvernement israélien, puisque l’on sait que les juifs des États-Unis constituent le soutien majeur d’Israël à l’étranger, et que, tout en étant solidaires du pays, ils supportent mal que dans l’État juif le judaïsme orthodoxe et ultra-orthodoxe jouisse du monopole religieux. Tout en étant ostracisées par l’establishment rabbinique, les communautés non orthodoxes ne cessent de se multiplier et de s’étendre en Israël, et elles posent avec de plus en plus de force la question de leur reconnaissance légale. Comme ces deux mouvements n’ont pas de parti politique pour les représenter à la Knesset, contrairement aux orthodoxes qui participent aux coalitions gouvernementales, il est peu probable que leur reconnaissance légale et officielle survienne dans un avenir proche.
Ce que les partis politiques représentant le public laïque (Kaddima, Yech Atid, les Travaillistes, Meretz) voudraient aujourd’hui, ce n’est pas tant supprimer le statu quo de 1947, ce qui mettrait gravement en danger la cohésion de la société, que le « grignoter » à la marge en l’assouplissant partout où cela est possible. Diminuer fortement les exemptions de service militaire et développer le service civil des jeunes orthodoxes, faire ouvrir de plus en plus de magasins, de cinémas et de lieux culturels le jour du Shabbat, faire fonctionner des lignes d’autobus le shabbat pour permettre à ceux qui en ont besoin de se déplacer, multiplier les autorisations aux restaurants et aux magasins de produits alimentaires non kasher, etc. Disons-le clairement : il ne s’agit là que de « petites choses », mais qui tendent à faire sensiblement évoluer les lignes de front. Bien entendu, les partis ultrareligieux essaient d’agir de même et de proposer des avancées (de leur point de vue). C’est ainsi que l’on voit apparaître, à l’initiative des ultra-orthodoxes, des autobus où hommes et femmes sont séparés, les hommes étant à l’avant et les femmes à l’arrière, une solution jusqu’à présent inconnue en Israël et qui irrite particulièrement les milieux laïques tant elle évoque une forme d’apartheid. De même, sous la pression des milieux orthodoxes, les images et représentations de femmes tendent à disparaître des panneaux et des murs publicitaires. Les religieux parviennent ainsi à convaincre – par la menace – les sociétés israéliennes que faire disparaître les femmes de leurs annonces et de leurs publicités serait « à leur avantage ». Apparemment, intimidés par la menace, bien des sociétés et des magasins obtempèrent.
Extraits – Source : cairn.info – Par Ilan Greilsammer
https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2013-4-page-633.html