Frédéric Encel : « Je n’ai jamais cru à une reconnaissance d’Israël par Riyad »
L’accord scellé entre l’Arabie saoudite et l’Iran a illustré les nouvelles ambitions de la diplomatie chinoise au Moyen-Orient. Ce rôle inédit de médiateur traduit l’élargissement de la compétition globale entre Washington et Pékin dans une région où les garanties de sécurité américaine peinent à rassurer certaines capitales inquiètes des ambitions iraniennes. Jérusalem figure dans cette liste et s’interroge sur les conséquences du « deal de Pékin ». Sa politique d’isolement de la République islamique atteint-il ici ses limites ? Éléments de réponse avec Frédéric Encel, docteur HDR en géopolitique, professeur de relations internationales à Sciences-Po et organisateur des Rencontres géopolitiques annuelles de Trouville-sur-Mer. Il vient de publier la 6è édition revue et corrigée de son Atlas géopolitique d’Israël (Autrement).
Le rétablissement des relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran constitue-t-il un échec diplomatique pour Israël ?
Frédéric Encel : Je ne le crois pas. Il s’agit bien davantage d’une volonté commune de limiter les frais d’un conflit déjà coûteux pour les deux parties, indépendamment des considérations liées à l’État juif. Pour Riyad, la guerre au Yémen face à des forces pro-iraniennes est non seulement calamiteuse en coûts budgétaires directs mais aussi en crédibilité puisque le sol saoudien a été maintes fois attaqué sans réplique efficace. Surtout, les Houthis, soutenus par Téhéran, ne sont toujours pas vaincus. Pour le régime iranien, en proie à une contestation interne puissante et économiquement étranglé par les sanctions internationales, tout ce qui peut permettre le désenclavement diplomatique est bon à prendre ! Mais vous savez, on ne parle que de reprise de relations basiques et non d’un accord et moins encore d’une alliance.
Dans quelle mesure cette détente peut-elle impacter la politique d’endiguement des États-Unis et d’Israël contre les projets nucléaires iraniens ?
F.E. : Je ne pense pas que la question nucléaire soit directement concernée. Les Saoudiens rejettent toujours catégoriquement l’idée que l’Iran puisse se doter de la bombe, tout comme les autres États sunnites de la région (Emirats arabes unis, Pakistan, etc.), Israël, mais aussi les grandes puissances qui – Russie et Chine comprises – s’y sont toujours opposées.
Diriez-vous que la décision saoudienne traduit les doutes du royaume sur la capacité des Américains et des Israéliens à empêcher que l’Iran devienne une puissance nucléaire ?
F.E. : L’un de mes credo en géopolitique est que démonstration de force vaut force. Or, ces dernières années, les États-Unis n’ont pu (ou voulu ?) empêcher des drones iraniens de frapper les installations pétrolières saoudiennes, et cela alors même que Washington garantit en principe depuis 1945 la sécurité du royaume wahhabite. En revanche, les Israéliens n’ont cessé d’atteindre des cibles toujours plus protégées et considérables sur le sol iranien même. Si je suis responsable saoudien, que dois-je en conclure ? Qu’il faudra davantage compter sur les seconds que sur les premiers sur ce dossier.
Un responsable saoudien a déclaré cette semaine dans un média israélien que les propositions de Benyamin Netanyahou en vue d’un accord avec Riyad n’étaient « pas sérieuses » sur le volet palestinien, à la différence des propositions de Yaïr Lapid. Est-ce à dire qu’un élargissement des « accords d’Abraham », sous la forme d’un accord entre Jérusalem et Riyad, est repoussé aux calendes grecques ?
F.E. : Oui. De toute façon, je n’ai jamais cru à une reconnaissance d’Israël par Riyad. Finement, le prince-héritier « MBS » cumule ainsi l’avantage d’obtenir (discrètement) des renseignements voire des armes d’Israël et d’éviter les foudres des salafistes fanatiques et de plusieurs États musulmans alliés (dont le Pakistan). Mais je ne crois pas que la politique actuelle de Netanyahou modifie la donne ; pendant dix-huit mois, une coalition centriste soutenue par un parti arabe était au pouvoir et Riyad n’a pas réagi pour autant. Du reste, je note que les quatre signataires « accords d’Abraham » n’ont pas dénoncé leur reconnaissance d’Israël, effectuée voilà trois ans au temps de… Netanyahou ! Tout cela me conforte dans ce que j’affirme depuis de longues années : le conflit israélo-palestinien est passé au rang de simple contentieux sur la planète géopolitique, y compris pour la plupart des chancelleries arabes.
Selon l’ancien patron du renseignement militaire israélien Amos Yadlin, la réforme du système judiciaire engagée par le gouvernement Netanyahou contribue à saper la relation avec Washington, un soutien américain dont a besoin Israël aussi bien dans les dossiers nucléaires iranien que saoudien. Cette crise politique intérieure peut-elle avoir un impact plus fort encore que l’accord de Pékin sur les intérêts stratégiques de l’État hébreu ?
F.E. : Sur ces dossiers précis, pas forcément, mais sur la relation bilatérale de façon générale, clairement, oui ! Et d’autres hauts responsables stratégiques, économiques et diplomatiques le disent. Or, si Netanyahou peut bien passer par pertes et profits l’image d’Israël dans les opinions européennes et ailleurs, celle entretenue aux Etats-Unis est autrement importante sur le plan géopolitique. Or pour les Américains – de l’homme de la rue au sénateur – le caractère démocratique d’Israël constitue l’un des principaux motifs de soutien et d’attachement à cet Etat. Parfait connaisseur des Etats-Unis, il le sait fort bien…
Entretien réalisé par Steve Nadjar pour Actualité Juive numéro 1682
Source : lphinfo.com
https://lphinfo.com/frederic-encel-je-nai-jamais-cru-a-une-reconnaissance-disrael-par-riyad/